Aucun thème précis pour cette nouvelle participation du blog au Challenge AZ initié par Sophie Boudarel, de la Gazette des ancêtres, juste une promenade à la rencontre de personnes ou d’anecdotes rencontrées au cours de mes recherches
En Angleterre, une loi pour soulager les pauvres – « Act for the relief of the poor » – a été promulgué dès le règne d’Elisabeth Iere, en 1597. Des aménagements successifs furent mis en place pendant les siècles suivants, mais le principe restait le même : les paroisses devaient prendre en charge les indigents de leur paroisse, pas forcément pour soulager leur misère, mais principalement pour éviter le désordre public.
A la fin du 19ème siècle, ce système reposait sur des « Workhouses », sortes d’hospices et d’ateliers de travail tout à la fois, où les indigents qui y trouvaient refuge étaient contraints de travailler contre le gite et le couvert. C’est dans un hospice paroissial que Charles Dickens situe le début de l’action de son roman Oliver Twist.
Durant plus de trois siècles, de 1601 à 1948, exista au Royaume-Uni une institution honnie de tous : détestée des indigents, qui en étaient les principales victimes ; haïe des contribuables, qui l’estimaient ruineuse ; récusée par les moralistes, qui la disaient inefficace. La workhouse avait pourtant une noble mission, soulager la misère en offrant du travail, un toit et à manger à ceux qui n’avaient rien. La réalité fut malheureusement tout autre : ce furent des lieux de perdition et d’humiliation. En Angleterre, la workhouse demeure encore aujourd’hui une mémoire douloureuse, presque traumatique.
Extrait de Les « maisons du labeur », enfer des pauvres in Libération _ 03/08/2016
Ce système d’aide aux indigents repose sur la charité des paroissiens mieux lotis et les témoignages sur la vie qu’y vivent les pauvres qui y sont internés sont particulièrement poignants.
Ce système des Workhouses ne fut aboli qu’en 1948. Il fallait peu de choses pour qu’une famille passe d’une vie pauvre, mais indépendante, à la nécessité absolue d’obtenir pour soi et ses enfants l’hébergement à l’hospice paroissial. Le décès du père de famille, ou tout simplement un accident de la vie l’empêchant de continuer à travailler, alors que les enfants étaient encore en trop bas âge pour contribuer à la survie de la famille, voilà ce qui conduisait souvent une famille à l’hospice de la paroisse.
J’ai eu l’occasion de vous expliquer sur ce blog comment j’avais découvert les recherches au Royaume-Uni en travaillant sur la famille d’Albert George Brooker et Jane Ann Farrell, les arrières grands parents de ma tante.
Albert George Brooker est né à Londres, dans la paroisse de Marylebone, le 18 juin 1862. Sa mère meurt quand il n’a que 12 ans, son père, platrier, meurt probablement aussi avant qu’Albert atteingne l’âge adulte. Albert n’a toujours vécu qu’à Londres, dans le quartier de Saint Pancras – l’actuel quartier de la gare de l’Eurostar, un quartier très populaire à l’époque victorienne. Le 14 avril 1890, il épouse Jane Ann Farrell, 22 ans, une jeune fille venue du Dorset et avec laquelle il a eu un fils hors mariage en mai 1889, nommé William Ernest.
Albert George occupe différents emplois ; portefaix, journalier, palefrenier. C’est probablement grâce à ce travail de palefrenier que son second fils, Albert George, découvre le monde de l’équitation, se prend de passion pour les chevaux, et est envoyé vers 1902, alors qu’il n’a que 12 ans, en France, à Carrières-sous-Poissy, dans l’école de jockey que possède la famille Vanderbilt. Il va ainsi échapper au sort du reste de sa famille.
La famille Brooker a sept enfants :
- William Ernest, né le 02/05/1889
- Albert George, né le 14/07/1890, qui vit en France depuis 1902
- Frederik Charles, né le 25/11/1892
- Annie Elisabeth, née le 4 janvier 1895
- Thomas Michael, né le 9 aout 1897
- Florence Eleanor, née le 4 avril 1900
- Alfred Edward, né en 1902
Tous les enfants sont nés dans le comté de Camden, dans le quartier de Saint Pancras.
Le 11 mars 1903, Albert George, le père de famille, meurt de phtisie à son domicile, au 159a, Grays Inn Lane. La famille y occupait deux pièces et les enfants étaient scolarisés.
Rapidement, la famille bascule dans la précarité.
Le 13 octobre 1903, sept mois après la mort de son mari, Jane Ann Farrell se présente à l’hospice/workhouse de Saint Pancras, avec cinq de ses enfants.
Le registre indique sur la feuille de gauche l’identité des nouveaux pensionnaires, avec un numéro d’ordre, leur année de naissance, leur dernière adresse, leur statut marital, leur métier ou occupation, s’ils ont de la famille, et sur l’ordre de qui ils doivent être pris en charge. La page de droite se compose de plusieurs colonnes de prise en charge et de sortie de l’établissement.
Notions déja qu’une des filles de Jane Ann, la petite Annie Elisabeth, née en 1895, n’est pas présente sur la liste avec sa mère et le reste de sa fratrie. Pourquoi ?
Jane Ann et sa famille ont été envoyés par un certain Cardnell, sans plus de détail. L’adresse indiquée n’est plus celle où habitait la famille en mars, lors du décès du père. Je n’ai pas pu localiser exactement l’adresse mais le quartier est le même : Camden St Pancras.
A partir des indications portées sur le registre, on peut reconstituer partiellement le parcours de chacun, même si une des abréviations utilisée me reste obscure : CT comme motif de sortie, peut être Camden Town, donc soit un retour au domicile, soit le placement dans une structure plus petite dépendant de Camden ?
Les six personnes de la famille arrivent à l’hospice de St Pancras le 13 octobre 1903.
Le 27 octobre, Thomas, qui a 6 ans, quitte l’établissement, motif CT ?
Le 29 octobre, Jane Ann s’en va à son tour, à sa demande, – abreviation OR, On personal Request, avec les deux plus jeunes, Eleanor, 3 ans, et Alfred, 1 an.
Les deux garçons les plus âgés, William, 14 ans, et Frederik, 10 ans, sont envoyés à Leavesden, à une quarantaine de kilomètres au nord-ouest de Londres, dans une école « industrielle » créée en 1868 et qui dépend de l’hospice de St Pancras. Les bâtiments sont récents, ils peuvent accueillir 678 enfants. Chaque enfant a son lit, un matelas en crin de cheval, son oreiller, ses draps et trois couvertures. Certains n’avaient pas ça là d’où ils venaient. Si un enfant a encore faim à la fin d’un repas, il peut lever la main pour demander un peu plus de pain, contrairement à l’histoire d’Oliver Twist, puni pour avoir osé demandé un morceau de pain supplémentaire. Et les enfants, garçons ou filles, vont ensuite à l’école : écriture, grammaire, récitation, calcul mental, leçons de choses. Les enfants ont un peu de temps libre, les garçons font du sport, lisent, apprennent à nager. Et bien sûr ils apprennent un métier. Pour les enfants de Jane Ann, ce sera une chance.
Le 4 novembre 1903, quelques jours à peine après être sortie, Jane Anne Farrell revient à l’hospice, avec ses deux jeunes enfants. Le petit Alfred ressort immédiatement, avec ce motif CT que je n’ai pas réussi à décrypter. Est il envoyé à l’hôpital, dans un orphelinat ? Il meurt très probablement en bas âge. Jane Ann ressort, à sa demande, le 13 novembre, avec sa fille Eleanor.
Le 14 décembre, Thomas – qui était sorti avec le motif CT – revient à l’hospice. Il reste dans les salles communes des enfants jusqu’au 9 janvier 1904, quand il est à son tour envoyé à Leavesden. Mais contrairement à ses grands frères, il n’y reste pas. Il est renvoyé le 19 avril à St Pancras, où il est repris par sa mère.
Le 12 novembre 1908, cinq ans plus tard, sans que je sache comment elle a survévu avec ses enfants, Jane Ann Farrell est admise sous son nom d’épouse, Ann Jane Brooker, au Highgate Hospital du quartier de St Pancras. Elle est très malade, tuberculeuse, elle aussi, de cette maladie qui fait des ravages. Elle décède à l’hôpital le lendemain 13 novembre 1908. Cinq jours plus tard, le 18 novembre 1908, elle est inhumée au Hendon Cemetery and Crematorium.
Elle habitait à St Pancras, au 48 Judd Street, avec ses enfants, dont William Ernest, qui déclare son décès, et qui a 19 ans.
William est probablement trop jeune pour prendre en charge ses frères et soeurs, qui sont probablement à nouveau envoyés dans des écoles dépendant de workhouses.
C’est ainsi que lors du recensement de 1911, Annie et Eleanor sont pensionnaires d’un orphelinat à Bristol, où avec d’autres jeunes filles comme elles, elles apprennent l’éducation ménagère.
La famille Brooker n’est restée que peu de temps dans une « maison du labeur » à Londres. Les conditions n’y étaient peut-être plus aussi dramatiques que celles de l’époque victorienne.
Mais ces destins brisés par la misère et la maladie, ces enfants orphelins dès l’adolescence, quelle émotion que de retracer leurs vies.
Thomas Mickael meurt au front, le 18 septembre 1918, à Loos-en-Gohelle.
Albert George, le grand père de ma tante, meurt le 4 février 1942, dans le camp d’internement de Saint-Denis où il a été emprisonné à l’été 1940, comme tous les ressortissants anglais sur le sol français.
Anne Elisabeth se marie en juillet 1918, a quatre enfants, et meurt le 7 aout 1944, à Swanscombe dans un des derniers bombardements de la Luftwaffe sur Londres.
Certaines recherches touchent plus que d’autres.
Je n’oublierai pas la famille Brooker.
Sources et liens
- Libération – Les « maisons du labeur », enfer des pauvres – 03/08/2016
- Carrières-sous-Poissy – Le chateau Vanderbilt
- The workhouse – The story of an institution – St Pancras, Middlesex, London
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