Samedi 20 décembre 2008, 7 heures du matin. Le réveil sonne près de mon lit. J’ai déjà les yeux ouverts depuis un moment, je récupère encore un peu d’énergie à la pensée de la journée qui m’attend. Tout à l’heure, j’irai avec les enfants à l’hôpital du Chesnay, où leur grand mère, Christiane, a été hospitalisée hier après midi en urgence.
Hier vendredi, j’étais à la cantine avec des collègues, on plaisantait, on parlait de nos préparatifs de Noël et en même temps on commentait l’avancement des travaux de cloture annuelle des comptes, en surveillant de près le calendrier de l’arrêté des comptes. Une ambiance studieuse, concentrée qui m’accompagne depuis des années au moment des fêtes, depuis avant la naissance de mon fils, et surtout depuis qu’enceinte de ma fille j’ai pour la première fois eu la responsabilité du service comptable d’une entreprise de moyenne importance.
En revenant de la cantine, un message m’attendait, un message de la maison de retraite dans laquelle ma belle-mère, Christiane, 82 ans, vivait depuis son accident vasculaire cérébral, neuf ans plus tôt. Christiane n’allait pas bien, elle était très fatiguée et avait été emmenée aux urgences de l’hôpital du Chesnay.
J’ai attrapé mon sac, prévenu ma secrétaire, mon directeur financier, leur ai dit à lundi, et je suis rentrée à la maison récupérer la voiture et filer à l’hôpital.
Pendant tout le trajet, je pensais à cette journée du printemps 1999 où le gardien de la résidence dans laquelle Christiane habitait avait cette fois là laissé un message au standard de l’entreprise. Christiane avait fait un malaise, sa femme de ménage l’avait trouvée, les pompiers l’avaient emmenée aux urgences au Chesnay ….
Je me rappelais l’attente ce jour là, l’urgentiste me disant d’attendre encore pendant qu’ils faisaient des examens, l’infirmière me laissant entrer dans la salle pour embrasser Christiane, lui dire que j’étais là, la rassurer. Il fallait que j’appelle son fils, mon mari, expatrié en Russie, que je le prévienne. Mais avant, je voulais savoir quoi lui dire …. Attendre, ne pas savoir, osciller entre angoisse et espoir, mais avoir conscience que notre vie venait de changer. Plus jamais les enfants ne partiraient en vacances en Bretagne avec leur Babou, même si le pronostic vital ne semblait pas engagé. Pourrait elle encore prendre sa petite voiture et venir déjeuner avec nous, aller dîner avec ses amis, aller à son club de peinture ? Des heures plus tard, le médecin est venu me donner des nouvelles. Le danger immédiat était écarté, mais il y avait probablement eu des dommages, et on ne pouvait pas encore savoir quelles fonctions la rééducation pourrait permettre de récupérer.
Quand enfin j’en avais su plus, j’avais joint mon mari, et lui avais dit de revenir aussi vite que possible, Christiane aurait besoin de la présence de son fils pour affronter l’épreuve qui l’attendait.
Pendant plusieurs semaines, Christiane est restée hospitalisée au Chesnay. Tous les soirs, en sortant de mon travail à Courbevoie, j’allais au Chesnay, je restais une heure avec elle, la motivant, lui remontant le moral. Nous avons pu la faire entrer dans le service de rééducation de Garches, un peu plus proche de mon domicile, où elle est restée de longs mois. Tous les soirs, j’ai continué à venir, m’occuper du linge, essayer de lui donner de la force, espérer qu’elle allait récupérer encore un peu, encore un peu plus, juste un peu plus …. Le dimanche, j’allais au marché chercher des nourritures qui lui feraient envie, de beaux fruits frais, de grosses crevettes à la carapace brillante, un peu de fromage. Avec les enfants, nous venions pique niquer près de son lit, lui donnant par notre présence envie d’aller mieux, du moins nous l’espérions.
Un jour, il a fallu admettre que notre Babou ne reviendrait pas vraiment, qu’elle ne pourrait plus rentrer chez elle, qu’elle ne pourrait plus vivre seule. Nous lui avons trouvé une jolie maison de retraite, qui engloutissait la totalité de sa retraite, pourtant plutôt confortable. Nous y avons installé quelques meubles, un portrait de son mari, tout un panneau avec des photos des enfants et de ses voyages. Et c’est là qu’elle vivait depuis neuf ans, enfermée dans un corps qui ne voulait plus lui obéir, mais l’esprit toujours vif. Le dimanche, quand mon mari n’était pas en Russie, il allait chercher sa maman et nous déjeunions à la maison tous les cinq ensemble, pour lui offrir quelques heures d’un espace privé, familial, un bon repas, une jolie table, de la porcelaine, de l’argenterie, toutes ces choses qu’elle appréciait avant mais ne pouvait plus avoir.
Les années ont passé, les enfants ont grandi, Christiane était toujours dans sa maison de retraite.
Et puis je suis arrivée à l’hôpital. Il était à peine 15 heures, mais le ciel était bas, il faisait gris, et froid et triste. La salle des urgences était pleine, un peu partout des brancards sur lesquels des patients attendaient. Une infirmière à la coordination m’a expliqué que ma belle-mère était dans un des boxes d’urgence, un médecin s’occupait d’elle, on lui faisait des analyses, on ne pouvait rien me dire.
Alors j’ai attendu, j’ai prévenu mon mari, qui bien sûr était à Moscou. Son vol pour la France était prévu pour le dimanche matin, il serait là dimanche dans la journée. Et j’ai attendu. J’ai prévenu les enfants que j’étais à l’hopital avec leur grand-mère, que je les rappelerais. Et j’ai attendu. J’ai pu aller m’asseoir près de Christiane, lui parler, lui tenir la main. Et j’ai dû sortir encore du box, et attendre. Vers 19 heures, un médecin m’a dit qu’elle était très fatiguée, que son coeur était fatigué, qu’ils allaient l’hospitaliser en observation en cardiologie. Je suis montée avec elle, j’ai vu la surveillante, j’ai demandé jusqu’à quelle heure je pouvais rester, si je pouvais revenir avec les enfants. Mais il se faisait tard, la surveillante m’a conseillé de laisser Christiane se reposer, de rentrer me reposer, et de revenir le lendemain en fin de matinée. J’ai embrassé Christiane, elle dormait, je lui ai dit A demain, je suis rentrée à la maison.
Et maintenant, je sais qu’il faut que je me lève.
Mon téléphone portable, en mode silencieux, est posé sur la table de chevet. Quand je le prends, je vois qu’il y a eu un appel. Un appel dans la nuit. Un appel à 2 heures 30. Un appel de l’hôpital. Mes mains tremblent pendant que j’écoute le message, ce message que je n’avais pas prévu, ce message tellement redouté. Christiane s’est éteinte dans la nuit. Son cœur fatigué a cessé de battre. C’est fini.
J’ai eu beaucoup de chance pendant ma vie d’adulte, je n’ai pas eu de deuil proche depuis le décès en 1969 de la mère de maman, alors que je n’avais pas 13 ans. Je n’ai jamais eu à faire face à toutes ces démarches qui entourent le décès d’un proche.
Mais aujourd’hui, c’est à moi de prendre tout en charge. Prévenir mon mari, qui pas plus que moi ne s’attendait à une issue fatale si rapide. Réveiller les enfants, les consoler. Aller à l’hôpital, me recueillir seule près de la dépouille de Christiane. Pleurer de n’avoir pas eu à aucun moment hier l’idée d’aller chercher les enfants, pour qu’ils disent au revoir à leur grand-mère chérie. Aller à la maison de retraite, les informer du décès de Christiane, récupérer des vêtements pour ses obsèques. Aller aux pompes funèbres de Versailles, prendre avec eux les premières mesures, leur dire que le fils de la défunte sera là lundi matin, que Christiane sera inhumée dans la concession de la famille de son mari au cimetière russe de Sainte-Geneviève-des-Bois. Cette journée n’en finira donc jamais ………..
Nous avons accompagné Christiane à Sainte-Geneviève-des-Bois le mercredi 24 décembre. Qu’il faisait froid dans ce cimetière vide, dans cette petite église où nous étions si peu nombreux. Mon mari, mes deux enfants et moi, mon frère venu de Saint-Quentin, Pierre venu d’Annecy et Philippe, les amis de lycée de mon mari, qui étaient devenus des amis de Christiane. Et papa. Un enterrement le 24 décembre, çà n’aide pas à faire venir les amis éparpillés un peu partout … Quand en plus l’âge a clairsemé les rangs des plus fidèles, et que les amis de circonstance se sont petit à petit lassés, ont renoncé à venir à la maison de retraite. Quand on finit sa vie au Chesnay alors qu’on en passait la moitié entre Erquy et le Val André ….
Nous avons laissé Christiane avec Boris, avec Adèle et Michel.
Nous avons ce soir là essayé de fêter Noël comme tous les ans, presque comme tous les ans. Parce que la vie continue. Parce que Christiane n’était plus là, mais que nous étions encore ensemble, et que nous ne savons jamais qui sera encore là au Noël suivant.
Le 20 décembre 2009, un an après Christiane, mon papa décédait subitement, d’un arrêt cardiaque.
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