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Guillaume Chaix, du blog Le Grenier de nos ancêtres, nous propose chaque mois un défi d’écriture généalogique original. Il s’agit de raconter notre rencontre avec l’un de nos ancêtres . Voici ma seconde contribution.
Le glas résonne lugubrement en ce triste et froid après midi de décembre. Les portes de l’église de Chalandray, de l’autre côté de la route, s’ouvrent, et deux enfants de choeur en sortent. Le prêtre derrière eux, aube et chasuble blanches, étole violette, précède à pas lents le cercueil, porté à l’épaule par six hommes endimanchés, un peu engoncés dans des vetements qu’ils n’utilisent que pour aller à l’église, pour la messe du dimanche, les mariages et les enterrements.
D’où je suis, debout près du portail du cimetière, à une dizaine de mètres d’eux, je ne sais pas les reconnaitre. Je pense qu’il y a Xavier Pelletier, qui a hier matin déclaré le décès de son frère, Jean Pierre Pelletier, mort à 49 ans dans sa petite maison du village de Lavausseau, ce 12 décembre 1892. En regardant bien, ce jeune homme qui n’a visiblement pas plus de 22 ou 23 ans, ce doit être Eugène Peltier, le fils ainé, celui que je connais sous le nom de l’oncle Eugène.
Derrière le cercueil avance la famille, silencieuse, grave : grand mère Edvige, qui à 44 ans vient de perdre son mari et le père de ses enfants, près d’elle Marie Germaine, la fille ainée, qui porte Clément, le petit dernier, 18 mois seulement, et derrière ces deux femmes, les petits que surveille Alexandrine, du haut de ses 17 ans, en tenant par la main le petit Norbert, Clémentine , ma Clémentine, qui n’a que 13 ans, et Clodomir. Edvige, une veuve de 44 ans, enfant de l’assistance qui n’a aucune famille directe pour l’épauler, sauf les sept enfants qui l’accompagnent.
Le convoi funèbre avance maintenant dans les allées du cimetière, et se dirige vers la tombe ouverte, une tombe sans pierre tombale, juste une croix de fer travaillée, et trois petites plaques en émail avec les noms de Marie Louise Pelletier, 8 ans, Valérie Pelletier, 6 ans, et Valentine Pelletier, 3 ans. Sur les allées de terre battue, on entend à peine le bruit que font les sabots que portent presque tous les paysans de ce convoi.
Monsieur le curé prononce une dernière prière, à laquelle l’assemblée autour de la tombe répond d’une seule voix en latin, par habitude, sans connaitre la signification des mots prononcés. Le cercueil descend dans la tombe et le glas continue à sonner, encore, couvrant par intermittence les paroles du prêtre, les conversations chuchotées, les pleurs, et les toux des enfants. Les deux nuits précédantes, on a veillé la dépouille de Jean-Pierre Pelletier, dans sa pauvre petite maison de Lavausseau. Pour permettre à son âme de s’envoler, on n’a pas fermé la porte depuis son décès, et en ce mois de décembre, il est difficile d’échapper au froid.
Pendant que le prêtre parle à la veuve et essaie de la réconforter, je m’approche de Clémentine et de ses frères et soeurs pour les observer.
Même si je n’ai jamais vu de photo d’elle petite fille, je sais que c’est elle, Clémentine, parce que c’est en tenant son bonnet de mariage, et en pensant à elle, jeune adolescente de 13 ans devenue orpheline, dans une maisonnée où il y a trop d’enfants à nourrir, que je suis arrivée ici.
Je reste un peu éloignée de la famille proche. J’aimerais venir embrasser grand-mère Edvige, la consoler, lui dire que sa descendance à ma génération a beaucoup entendu parler d’elle, l’a aimée sans la connaître, et qu’une de ses arrières arrières petites filles s’appelle Edvige, en souvenir d’elle. J’aimerais dire à ces enfants tristes et effrayés que même si le quotidien sera parfois difficile, même si la petite Clémentine va très bientôt partir comme servante chez Firmin Bigot, à Rouillé, même si Clodomir va lui aussi bientôt partir, à 12 ans à peine, comme domestique chez Jacques Bondonneau, à la Rondelière, les années qui viennent seront moins difficiles, moins tristes, que les années écoulées.
J’aimerais leur dire qu’ils ne reviendront pas pendant les deux décennies à venir accompagner un des leurs dans la mort dans cette église de Chalandray, ou dans une autre église d’ailleurs, et que les mariages et les baptêmes vont en revanche se succéder.
J’aimerais leur dire d’avoir confiance en l’avenir, que leur force de caractère, dont leurs descendants disent qu’elle leur vient de leur mère, Edvige, va les aider à affronter les épreuves, à se forger des vies d’adultes solides, dont ils pourront être fiers, et que leur nombreuse descendance est encore là, 135 ans plus tard, pour se souvenir d’eux.
Mais je sais qu’en ce moment, même le secours de la religion, si présente dans leurs vies de paysans, n’est pas suffisant pour calmer l’angoisse et la douleur qui les tenaillent. Alors à quoi serviraient les mots d’une inconnue, qui ne pourrait rien leur dire de concret, de peur d’interférer dans leur avenir ? Clémentine près de moi se frotte les yeux, je sais qu’elle a veillé son père pendant les deux nuits précédentes. Du haut de ses 13 ans, elle est devenue quasiment une adulte dans ce monde difficile dans lequel elle grandit.
Elle lève ses yeux rougis et se tourne vers moi, sans doute mon regard a t’il trop pesé sur elle. Elle fronce un peu les sourcils, dévisageant cette étrangère, plus vieille que sa mère, habillée si bizarrement. Je lui souris, avec toute la tendresse que j’ai pour elle depuis que je l’ai rencontrée, il y a 60 ans, dans 65 ans. Elle me sourit en retour, un sourire dont je me souviens, grave, sérieux, mais aimant, et se retourne à nouveau vers Clodomir et Norbert, vers sa famille, vers son avenir.
Le récit que je viens de vous faire est le fruit de mon imagination. Je n’ai qu’un acte, celui du décès de Jean-Pierre Pelletier, le 12 décembre 1892 à Lavausseau, hameau de Chalandray, déclaré le lendemain par son frère Xavier, comme source de ce récit.
Mon grand père Achille, le fils de Clémentine, aimait prendre des photos, et j’ai donc de nombreuses photographies d’elle, que j’ai connue quand j’étais petite fille. C’était une vieille dame qui m’impressionnait, que je ne voyais pas assez régulièrement pour avoir des relations plus personnelles et plus tendres avec elle, mais que j’ai beaucoup aimé. Elle était la maman de mon grand-père, de tonton Arsène et de tante Régine, le frère et la soeur de mon grand-père, qui tous les deux avaient de l’amour à revendre pour les petits enfants de leur frère disparu, et que j’aimais énormément.
Lorsque je suis devenue adulte, ma tante Régine, à qui je posais souvent des questions sur la famille, m’a offert la coiffe de mariage de Clémentine, un trésor familial conservé dans du papier de soie.
Clémentine est la seconde personne à gauche sur cette photo prise en 1936 de sa famille.
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