Le 18 mars 1962, il y a 60 ans aujourd’hui, les accords d’Evian mettaient fin à la guerre d’Algérie. Le lendemain 19 mars 1962, le cessez-le-feu entrait en vigueur sur le territoire algérien.
En mars 1962, j’habitais avec mes parents et mon petit frère en Seine-et-Marne, dans la brigade de gendarmerie où papa était affecté. J’allais sur mes 6 ans, j’étais en grande section de maternelle, et la directrice avait expliqué à mes parents que comme je lisais couramment, que je comptais et que j’écrivais, je pourrais entrer directement au cours élémentaire après l’été. J’étais une petite fille heureuse, et je n’avais pas vraiment conscience que le petit singe en peluche qui battait des cymbales, que mon oncle nous avait offert, reproduisait un rythme qui allait à contre courant du mouvement de l’histoire. Parfois, je chantonnais moi aussi, comme le petit singe « Algérie française », parce que j’entendais mes parents en parler, parce que je percevais leur tension, leur tristesse. Mais je n’avais pas 6 ans, je savais lire, mais je ne savais pas vraiment ce que la France, l’Algérie, la colonisation, les Pieds-Noirs, toutes ces choses de grandes personnes, signifiaient. J’avais presque 6 ans et je n’avais pas vraiment conscience d’être née là-bas, en Algérie.
Je suis née le 2 juillet 1956 à Alger, d’un papa mi pied-noir, mi occitan, né à Alger vingt-six ans plus tôt et d’une maman arrivée à 7 ans dans les bagages de son père officier. Maman avait grandi à Alger, sa vie d’adolescente et de jeune femme s’y était écoulée, elle était pied-noir de cœur. Les ancêtres espagnols et italiens de mon père vivaient sur cette terre depuis le milieu du 19ème siècle, ils étaient tous des gens modestes, journaliers, petits agriculteurs, petits employés. Mes parents allaient régulièrement en métropole, pour passer les vacances d’été dans leurs familles respectives, à Béziers ou à Latillé, mais toujours ils retournaient à Alger, parce que c’est là-bas qu’était leur vie.
Je suis née à la clinique des Orangers, sur les hauteurs d’Alger, face à la mer. Quatorze ans plus tôt, c’est là aussi qu’était né le jeune frère de maman.
Maman vivait chez sa mère, dans la maison dans laquelle sa famille s’était installée en 1941, chemin Abd el Khader. Papa faisait le trajet régulièrement entre la base aérienne où il était affecté et la maison. C’était une période sombre pour être enceinte et devenir maman, en ces mois où la Casbah était quasiment en état de siège, où des attentats à la bombe pouvaient avoir lieu à tout moment, où des atrocités – des deux côtés du conflit – faisaient toutes les semaines les gros titres de la presse. Maman cet été là laissait parfois mon landau sous le néflier dans le jardin, et parfois les paras passaient de maison en maison, lourdement armés, terrorisant les populations françaises et musulmanes. Bébé, j’ai souvent entendu des explosions, et il m’a fallu longtemps pour comprendre que c’était probablement la cause de mes moments d’angoisse plus tard, quand j’entendais des pétards ou même des feux d’artifice.
En février 1957, maman et moi avons rejoint papa en métropole et plus jamais ma famille n’est retournée à Alger.
Les accords d’Evian ont été un choc pour mes parents, mais je n’en ai pas eu conscience à ce moment-là.
Mes grands-mères sont revenues en France, mes oncles et mes tantes, laissant là-bas les sépultures de mes grands-pères.
Les amis de mes parents étaient de façon indifférenciée métropolitains ou pied-noirs, et comme la cuisine pied-noir, le couscous, le méchoui, les merguez, se répandaient en métropole, je n’avais pas forcément conscience d’être différente de mes camarades de classe ou de jeu. La vraie différence, c’est que chez moi, le général de Gaulle n’était pas un héros, mais un traitre. Du haut de mes 12 ans, je n’en avais pas grand chose à faire.
J’ai pris conscience que mon lieu de naissance était « bizarre » au lycée François Couperin à Fontainebleau, en classe de seconde, pendant un cours de maths. Le professeur nous faisait travailler sur les ensembles – inclusion, exclusion, bref des maths – et pour nous expliquer la notion d’ensemble choisit de nous dire que nous étions toutes nées en France, et que l’ensemble était donc la France. Une de mes camarades, Deborah, interrompit le professeur. Elle était née à Prague, chassée avec sa famille par l’entrée des chars russes après le printemps de Prague. Qu’importe, notre professeur nous proposa alors un groupe incluant toute notre classe : une naissance en Europe. Mon amie Fabienne et moi nous sommes alors regardées. Elle était née à Oran, j’étais née à Alger, ce n’était pas en Europe en fait ……… Non, nous étions nées en Afrique.
Moment étrange dont je me souviens encore parfaitement, plus de cinquante ans plus tard, que celui où j’ai réalisé que je suis née en Afrique ….
Et la suite fut encore plus perturbante pour moi – et pour Fabienne. Notre professeur nous a alors demandé pourquoi nous n’avions par réagi à son premier énoncé, puisque clairement nous n’étions pas nées en France, n’est ce pas ….
Cette impression bizarre, ce malaise, cette incompréhension, je m’en souviens encore au creux de mon estomac. J’étais née en France, dans un département français. En juillet 1956, l’Algérie était divisée en trois départements, Alger, Constantine et Oran, trois préfectures, tout comme la Vienne, l’Hérault ou le Nord. J’étais née en France. N’est-ce pas ?
Notre professeur nous voyant au bord des larmes a vite détourné le sujet. Nous étions toutes nées sur la planète Terre ….. certes, mais je n’ai jamais oublié ce moment.
Et j’ai alors commencé sciemment, quand on me demandait de remplir une fiche de contact, en début d’année, à inscrire France derrière le nom d’Alger. C’était un peu mon combat à moi, celui de mon identité. Qu’importe les professeurs qui haussaient les épaules ou raturaient le nom du pays d’un trait de plume rouge, je ne voulais pas en démordre.
Et puis je suis allée à l’université, j’ai préparé un concours d’enseignant. Dans mon dossier, on m’a expliqué qu’il fallait que j’ajoute un certificat de nationalité française, puisque ce concours donnant accès à un poste de fonctionnaire était réservé aux Français. Mais j’étais française, née sur le sol français de parents français ….. ou pas. Oui maman était française, la bien heureuse, née à Paris, mais mon père était né à Alger, et j’étais née à l’étranger, en Algérie. Instant kafkaïen où mon père, sous-officier de gendarmerie, est allé en tenue prêter serment au tribunal d’instance qu’il était de nationalité française et que sa fille ainée, bien que n’étant pas née en France, était française parce que de parents français.
Vous souriez, vous pensez que j’exagère ?
J’aimerais bien.
Il n’y a que peu de temps – à peine une dizaine d’années – que je n’ai plus besoin de justifier de ma nationalité française lorsque je demande un renouvellement de ma carte nationale d’identité, ou de mon passeport.
Désormais, dans tous les documents administratifs me concernant, j’écris docilement que je suis née à Alger, Algérie. D’ailleurs, mon numéro Insee le dit bien, lui qui me dit née dans le territoire 99. Administrativement, je suis née en Algérie.
Mais au fond de moi, je suis née en juillet 1956, à Alger, en France, comme mon père, ma grand-mère paternelle, mes deux arrières grands mères et un de mes arrières grands pères.
Cela n’a rien à voir avec la politique, avec la décolonisation, avec le droit, juste avec mon identité profonde.
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